C’est un adage que les vieux briscards de l’Assemblée transmettent à leurs jeunes collègues dès les premières réunions de groupe de chaque mandature : l’arme la plus dangereuse d’une chambre parlementaire, c’est son Règlement. Cet enseignement vaut surtout pour les députés d’opposition, qui ont tout intérêt à maîtriser la centaine d’articles que contient celui de l’Assemblée, notamment afin de faire perdre du temps aux séances publiques avec les rappels au Règlement. Il ne dispense cependant pas les députés de la majorité de bien le connaitre s’ils veulent contrer l’opposition dans cette guérilla parlementaire où le temps est une ressource d’autant plus précieuse que les soutiens du Gouvernement ne disposent plus d’une majorité suffisante pour étouffer des attaques de plus en plus coordonnées à l’encontre des textes étudiés.
Pensées en temps de crise, nos institutions regorgent de dispositions destinées à pallier l’instabilité et les turbulences politiques. Or, avec l’installation durable du clivage majorité – opposition, l’usage de ces dispositions à disposition du Gouvernement a été de plus en perçu comme abusif par les parlementaires, notamment d’opposition. Guy Carcassonne disait alors que « l’addition du fait majoritaire et des instruments destinés à pallier son absence engendre toutes sortes d’atrocités. Les moyens de survie sont devenus des facilités, les privilèges des abus, les prérogatives des ukases, et tout porte à certaines formes d’arrogance. Conçus pour être les béquilles d’un Gouvernement flageolant, les instruments du parlementarisme rationalisé étaient devenus, entre les mains de gouvernements forts, des armes outrancières ».
On était loin d’imaginer qu’un jour, l’on redécouvrirait la nécessité originelle de ces outils, depuis tombés dans l’exécration de l’opinion publique. Pire, ces derniers sont devenus inutiles pour la coalition gouvernementale, qui fait face à une majorité absolue de députés qui y sont opposés mais tient grâce à l’incapacité de ces derniers à s’entendre et à l’abstention de certains d’entre eux à condition de ne pas trop les provoquer. Si la détente de l’article 49, alinéa 3 de la Constitution est toujours dans les mains du Gouvernement, son canon s’est retourné contre lui et a même fait feu sur l’éphémère Michel Barnier.
Démuni de la plupart de ses outils constitutionnels pour endiguer l’opposition majoritaire, le bloc central a donc dû rivaliser d’ingéniosité pour trouver des solutions à l’enlisement du Palais-Bourbon. Et, justement, le 49.3 n’est pas la seule arme à s’être retournée contre son détenteur : la motion de rejet préalable, couplée à un savant usage de la navette parlementaire, passe d’un outil tribunitien pour l’opposition à un puissant accélérateur permettant d’enjamber les manœuvres d’obstruction de cette même opposition, à condition cependant de manier savamment la navette parlementaire.
De l’heureux accident à l’invocation volontaire
Tout commençait avec le projet de loi pour contrôler l’immigration et améliorer l’intégration, adopté au Sénat et transmis à l’Assemblée nationale le 1er février 2023. Le groupe écologiste y déposait le 11 décembre, jour de l’examen du texte par l’Assemblée, une motion de rejet préalable. La déjà fragile majorité relative était alors battue, face à une improbable convergence des oppositions de gauche, vent-debout contre la nature même du projet de loi, et du Rassemblement national qui dénonçait la vacuité des mesures proposées. Les Républicains, eux, encore officiellement dans l’opposition, rejoignaient le mouvement pour prendre une dernière fois le malin plaisir de battre le Gouvernement en séance à peu de frais.
Passée la stupéfaction, le Gouvernement découvrait que cette déroute avait a posteriori un goût de victoire : en effet, grâce à une adoption quelques mois plus tôt par le Sénat, le rejet par l’Assemblée ne remettait pas en cause la navette parlementaire, et permettait au contraire de réunir la commission mixte paritaire sans avoir à subir la purge de l’examen des plus de 2600 amendements déposés sur le texte.
Un an plus tard, le scénario était inchangé, mais la distribution des rôles surprit tout le monde. La proposition de loi visant à lever les contraintes au métier d’agriculteur, dite « Loi Duplomb », adoptée par le Sénat, mobilisait contre elle l’ensemble des forces de gauche, prête à en découdre avec plus de 3500 amendements déposés en séance. Alors que seule une semaine de séance avait été ouverte, il en aurait fallu au moins quatre pour venir à bout du chemin de croix et aboutir à un vote final plus qu’incertain. Le rapporteur du texte, Julien Dive (Les Républicains), dégaina lui-même une motion de rejet préalable contre le texte dont il avait la responsabilité et que son groupe politique soutenait. L’objectif n’était évidemment pas de manifester une quelconque opposition à la proposition de loi, mais plutôt de rejeter d’un bloc les milliers d’amendements déposés, entrainant dans les faits un détournement de procédure. Bronca dans les rangs Écologistes et Insoumis, qui déposent une motion de censure spontanée en guise de contestation, mais le mal est fait : rejeté le 26 mai, le texte sera réécrit par une CMP majoritairement favorable aux propositions sénatoriales et la majorité qui avait auparavant voté la motion de rejet adoptera cette fois-ci la rédaction définitive, sans que des amendements puissent être déposés sans l’accord gouvernemental.
Une semaine plus tard arrivait en séance la proposition de loi visant à valider le projet d’autoroute A69, faisant également l’objet d’une opposition déterminée de la part des bancs de gauche. La France Insoumise déposa une motion de rejet préalable à la proposition de loi, qui fut votée avec malice par les députés du bloc central, retournant l’arme brandie par l’opposition contre elle. Ainsi, la motion de rejet préalable fut adoptée à l’unanimité, entrainant un rappel au règlement particulier, de la part de Mathilde Panot, afin de dénoncer un « [détournement] de la motion de rejet préalable en 49.3 parlementaire »… alors qu’elle l’avait elle-même déposée.
Un détournement de procédure inconstitutionnel ?
Si l’expression « 49.3 parlementaire » est un non-sens concernant les motions de rejet préalables (car, quoi que l’on en dise, elles font l’objet d’un vote), la question du détournement de procédure se pose légitimement.
Pour débuter, que les choses soient claires : il est inenvisageable que le Conseil constitutionnel censure un texte de loi au motif qu’une motion de rejet préalable aurait été adoptée, alors que les dépositaires de la motion ne seraient autres que les auteurs de la saisine. Nemo auditur…
Néanmoins, qu’en est-il pour le cas spécifique d’une motion de rejet déposée par un député n’appartenant pas à l’opposition ou, même, par le rapporteur ? Deux arguments, opposés par la présidente du groupe LFI, peuvent être examinés, que sont la sincérité des débats parlementaires et l’effectivité du droit d’amendement.
La question de la sincérité du débat parlementaire semble a priori évidente : la motion de rejet préalable a été mise en place afin de rejeter un texte, non pour accélérer son adoption définitive. Que des parlementaires, soutiens affichés d’un texte, non seulement votent, mais aussi déposent une motion de rejet avec l’objectif avoué d’accélérer son adoption en enjambant l’examen en séance publique, pose de sérieuses questions quant à la sincérité de la manœuvre. Or la sincérité des débats parlementaires est un vœu pieu du Conseil constitutionnel : en effet, comment mesurer, comment tracer une limite entre le sincère et l’insincère, surtout en considérant un vote dont le résultat est une somme de prises de positions individuelles, dans la mesure où tout mandat impératif est nul et où le droit de vote des membres du Parlement est personnel (art. 27 C) ? Le Conseil constitutionnel n’a, pour l’heure, jamais censuré de texte pour atteinte à lcettea sincérité des débats parlementaires et il y a fort à penser que la jurisprudence ne change pas en l’occurrence.
Le sujet devient plus délicat quant à l’effectivité du droit d’amendement. En effet, si l’adoption de motions de rejet préalables se fait pour enjamber l’obstruction, elle emporte avec elle les centaines d’amendements déposés de toute bonne foi par les parlementaires, quel que soit leur groupe d’origine. C’est notamment la raison pour laquelle les députés socialistes avaient exhorté leurs collègues Insoumis et Écologistes à retirer leurs amendements d’obstruction à la proposition de loi Duplomb, afin de laisser la discussion de fond se faire sur le texte.
Or la motion de rejet préalable n’est pas le seul outil détourné afin de lutter contre l’obstruction parlementaire. Il suffit de relever l’article 49.3, initialement pensé pour pallier une absence de majorité absolue, qui a été employé pendant des dizaines d’années pour endiguer l’obstruction parlementaire et noyer avec elle l’ensemble des amendements de fond déposés de bonne foi. Citons ainsi, à titre d’exemple, le projet de réforme des retraites de 2020, sur lequel le gouvernement d’Edouard Philippe avait engagé sa responsabilité tout en couplant la mesure d’un vote bloqué, afin d’envoyer au tapis les plus de 40000 amendements déposés sur le texte.
Difficile, là encore, d’envisager une censure des textes adoptés le mois dernier sur la protection du droit d’amendement, à moins que le juge de la rue Montpensier ait une jurisprudence novatrice en la matière.
Attention au précédent
Le Conseil constitutionnel avait eu à se prononcer, en 1986, sur le dépôt d’une question préalable par un sénateur soutenant le gouvernement afin là encore d’empêcher la discussion des amendements déposés au projet de loi restaurant l’élection des députés au scrutin uninominal à deux tours. Il estima alors que la question préalable avait été adoptée « dans des conditions qui n’affectent pas, au cas présent, la régularité de la procédure législative ».
Ainsi redécouvert près de quarante ans plus tard, ce précédent risque, plus que jamais, de changer l’Assemblée ou le Sénat, suivant où l’on se situe, en Corps Législatif de l’an VIII, où l’on votait les lois sans les discuter, et la commission mixte paritaire en Tribunat sous forme de conclave, chargé d’élaborer le texte à faire adopter définitivement.
La responsabilité serait double, entre les parlementaires ayant dépoussiéré ce précédent, qui pourrait s’avérer plus dangereux qu’escompté si rien ne change, et ceux qui, par leurs méthodes obstructionnistes, poussent l’Assemblée à s’auto-bâillonner pour ne plus avoir à mener de guérillas imposées.
Bien sûr, si la nouvelle formule de ce vieil outil paraît redoutable, elle n’est pour autant en rien une martingale ou une formule magique à disposition du Gouvernement, qui n’est jamais à l’abri de couacs et de l’ingéniosité sans fin des parlementaires. Aussi, pour fonctionner, il faut nécessairement que la technique soit employée sur un projet de loi ou une proposition déjà en cours de navette parlementaire. Ainsi, une motion de rejet préalable adoptée en première lecture sur une proposition émanant d’un député en première lecture enverrait le texte non pas en CMP, mais bien aux oubliettes.
Comme quoi, l’important, ce ne sont pas les cartes, mais ce que vous en faites.