Où est passé le vote bloqué ?

pexels regan dsouza 1315522347 32768744

Par Dorothée REIGNIER, Maître de conférences en droit public à Sciences Po Lille

Les débats portant sur les PLF et PLFSS ont été marqués par le refus d’utiliser l’article 49 al.3 de la Constitution, concédé par le Premier ministre à certains groupes d’opposition afin qu’ils ne s’associent pas à une censure. Le Gouvernement dispose d’autres armes pour conserver la maîtrise du débat parlementaire qui n’ont pourtant pas été utilisés au cours de cette séquence budgétaire. C’est le cas du vote bloqué prévu à l’article 44 al. 3 de la Constitution qui permet au Gouvernement de soumettre à un vote unique un ensemble d’amendements, d’articles, voire la totalité d’un texte, dans la rédaction qu’il aura ainsi choisie. Si l’assemblée saisie conserve le pouvoir de voter ou de rejeter ce bloc, le Gouvernement maîtrise toute la procédure : l’opportunité d’utiliser ou non cette prérogative, l’assemblée devant laquelle l’utiliser, mais surtout le périmètre du texte qui sera soumis en une seule fois au vote.

La sélection des amendements est une arme redoutable. Elle permet au Gouvernement de discipliner sa majorité, en évitant qu’elle ne soutienne un texte trop éloigné de sa volonté, les amendements tendancieux étant alors exclus du champ du vote unique ; de surmonter l’obstruction, les amendements valablement déposés mais exclus du périmètre du vote unique n’étant pas soumis au vote ; ou de contraindre les forces politiques au compromis, un « tout ou rien », qui permet au sein d’un même bloc de regrouper des amendements défendus par la majorité et d’autres qu’elle ne soutient pas. Dans le cas d’une assemblée tripartite, cette arme permettrait au Gouvernement de négocier un compromis en amalgamant des dispositions qui conviennent à certains groupes, à d’autres qui peuvent convaincre une autre partie de l’assemblée.

Pourquoi le Premier ministre n’a-t-il pas mobilisé cet outil constitutionnel ?

D’une part parce qu’il doit, sous peine d’assister à un rejet unique, pouvoir compter sur le soutien de sa base parlementaire. Or, la majorité parlementaire actuelle, en plus d’être très relative, est peu encline à soutenir de manière inconditionnelle le Gouvernement, les votes émis le 9 décembre sur le PLFSS le démontrent, seuls 154 des 210 députés du socle commun ayant soutenu le texte. Certes, cela représente 73% de l’effectif des groupes représentés au Gouvernement, mais la défection de 56 députés aurait pu entrainer le rejet du texte, qui n’a été adopté que par 13 voix de majorité. Le tout-ou-rien imposé aux parlementaires perd en pertinence lorsqu’ils sont prêts à rejeter le texte plutôt qu’à accepter la rédaction proposée, ce que le rejet massif de la partie recette du budget par 404 voix contre et une seule pour, le 21 novembre dernier, a démontré.

D’autre part, il convient d’envisager que le Gouvernement pourrait n’avoir aucun intérêt à précipiter le vote. Si les délais constitutionnels encadrant les débats sur les PLF et PLFSS ne sont pas respectés, il peut recourir aux ordonnances pour mettre en œuvre son projet, sans avoir à en négocier les équilibres. Même si, à l’heure actuelle, il semble privilégier une loi spéciale, le caractère inconstitutionnel de cet expédiant pourrait l’en dissuader, tout autant que la reprise de la discussion budgétaire en janvier 2026.

Ces délais seront-ils respectés ? Pour s’en tenir au PLF, la navette ne s’arrêtera pas le 15 décembre après le vote du Sénat. Celui-ci sera suivi d’une CMP afin d’élaborer un compromis susceptible de convenir aux deux assemblées ou d’acter l’impossibilité d’un accord. Sauf à repousser les vacances parlementaires, le calendrier actuel impose une CMP conclusive : les députés et sénateurs réunis doivent trouver une voie de compromis. Même si le Gouvernement a la capacité de donner le dernier mot à l’Assemblée à l’issue de la procédure décrite par l’article 45 de la Constitution, cela suppose, en cas d’échec de la CMP ou de rejet du compromis, une nouvelle lecture dans chaque chambre et une dernière lecture à l’Assemblée en cas de désaccord persistant, avant le 23 décembre. Dans la mesure où le Gouvernement n’est pas représenté au sein de la CMP, le Premier ministre doit préparer le compromis en amont. Il le peut, sans renier son engagement de ne pas recourir au 49 al. 3, en négociant le recours au 44 al. 3. Comment ? En demandant à chaque groupe parlementaire dont il estime le soutien nécessaire, en excluant les extrêmes qui ont le 9 décembre voté, à l’Assemblée, contre le PLFSS, d’identifier un « chiffon rouge » qui les conduirait à voter contre et quelques mesures jugées indispensables au soutien du budget, en précisant qu’il n’en conservera qu’une au moins. Certes, les propositions risquent de s’opposer plutôt que de se concilier, mais une voie médiane pourrait se dégager. Rousseau ne disait rien d’autre : « les plus et les moins (…) s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale » (1).

Pourtant, le Premier ministre n’utilisera pas le vote bloqué ! La majorité sénatoriale est hostile au Gouvernement, qui n’est pas non plus soutenu par l’opposition de la Chambre Haute et le vote bloqué pourrait entrainer le rejet du budget. Nous serions alors confrontés à un projet de loi rejeté successivement par les deux assemblées. Rejet qu’il est alors convenu de considérer comme définitif.

Or cette situation est redoutée par le Gouvernement, qui aurait échoué à faire adopter un budget et serait dans l’impossibilité de recourir à une loi spéciale puisque la situation ne relève pas d’un des 2 cas prévus par la Constitution et la LOLF (dépôt tardif du budget ou censure totale de celui-ci par le Conseil constitutionnel) ou aux ordonnances. L’article 47 al. 3 prévoit en effet que cette voie n’est possible que si « le Parlement ne s’est pas prononcé » à l’issue des délais encadrant les débats. Les chambres ne doivent avoir ni adopté le PLF en termes identiques, puisqu’alors les ordonnances seraient sans objet, ni l’avoir rejeté, puisqu’alors il n’y aurait plus de texte à mettre en œuvre. Il est ainsi moins coûteux de laisser les débats se poursuivre, même s’ils se révèlent vains.

Qu’apporterait le vote bloqué au Gouvernement ? Le Premier ministre a déjà montré que son attachement à la discussion parlementaire pouvait faire émerger un compromis sans recours à la contrainte constitutionnelle, les députés ayant adopté un PLFSS co-construit avec les groupes (version qui n’a pas été discutée par les sénateurs qui ont, le 12 décembre, adopté une question préalable rejetant le texte avant toute discussion). Le Premier ministre n’avait rien promis d’autre lors de sa déclaration de politique générale en octobre dernier : « le Gouvernement proposera, nous débattrons, vous voterez » (2). Engagement vertueux, sinon contraint, dans une Assemblée sans majorité, la formule annonce une certaine passivité du Gouvernement alors que la Constitution lui offre la maitrise de la procédure parlementaire, lui qui « détermine et conduit la politique de la Nation ». Aussi, dans le cadre de ce débat, le Gouvernement a souvent subi la discussion plus qu’il ne l’a maitrisée : tentative de débauchages individuels (il semble ainsi que les députés Verts dont le mandat pourrait être perdu en cas de dissolution aient été l’objet d’une attention particulière (3)). Surtout, les accords entre certains groupes semblent s’être déroulés en dehors du Gouvernement (4). De telles combinaisons entrent en contradiction avec l’esprit de la Ve République et soumettent le Gouvernement aux tractations parlementaires. Le recours au vote bloqué permettrait de concilier l’exigence de cohérence et de stabilité avec celle du compromis politique. En maitrisant celui-ci grâce au choix des amendements à intégrer au texte final, le Gouvernement se replacerait au cœur de la confection de la loi.

Les procédures de rationalisation du parlementarisme, tels le vote bloqué ou le 49 al. 3, permettent au Gouvernement de jouer son rôle constitutionnel y compris dans le cas d’une assemblée sans majorité. Le refus d’utiliser les armes constitutionnelles le déclasse. Il ne guide plus l’Assemblée, il lui est soumis. Plaçant la stabilité au-dessus de l’action gouvernementale, il obtiendra l’immobilisme et l’instabilité. Le refus d’utiliser le 49 al. 3 le montre suffisamment puisqu’il ne le protège pas du vote d’une motion de censure spontanée, notamment en cas de recours aux ordonnances, mais le prive d’un budget pour réaliser son programme. L’abandon de ces mécanismes projette ainsi tout le régime sur le chemin du parlementarisme absolu.

 

(1) ROUSSEAU, Jean-Jacques. Du contrat social, Livre II, Chapitre 3, Édition 1762, pages 56 à 59.

(2) Déclaration de politique générale de M. Sébastien Lecornu, Premier Ministre, sur la composition du Gouvernement, la suspension de la réforme des retraites jusqu’en 2027, le déficit public maintenu sous la barre de 5% du PIB en 2026, le non-recours à l’article 49.3, la fiscalité des grandes fortunes et l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, à l’Assemblée nationale le 14 octobre 2025 [en ligne].

(3) TABURET, Marceau. « Budget de la Sécu 2026 : comment les écolos récupèrent (malgré eux) un rôle décisif », Huffington Post, 3 décembre 2025.

(4) CASSINI, Sandrine, PÉROU, Olivier. « Budget 2026 : le PS cherche à s’assurer du vote des Écologistes, malgré les critiques de LFI », Le Monde, 11 décembre 2025.

Bruxelles sans gouvernement : les limites du parlementarisme dans une entité fédérée belge

Bruxelles sans gouvernement : les limites du parlementarisme dans une entité fédérée belge

Par Guillaume DELVAUX, Doctorant en droit constitutionnel à l'UCLouvain et Céline ROMAINVILLE, Professeure de droit constitutionnel à l'UCLouvain

Le compte est bon ?

Le compte est bon ?

Par John-Christopher ROLLAND, Maître de conférences à l'Université Paris Nanterre

Renouvellement du Bureau de l’Assemblée nationale 2025 : retour à l[‘a] normale ?

Renouvellement du Bureau de l’Assemblée nationale 2025 : retour à l[‘a] normale ?

Par Philippe BLACHÈR , Professeur de droit public à l'Université Jean Moulin - Lyon 3