La procédure disciplinaire au Sénat au prisme de l’article 13 de la CEDH

CEDH

Par Dorothée REIGNIER, Maîtresse de conférences en droit public, Sciences Po Lille, CERAPS.

 

Consacrée par l’article 26 de la Constitution, l’irresponsabilité parlementaire protège la liberté de parole des députés et sénateurs, corollaire du principe de libre exercice du mandat. Pourtant, cette liberté ne saurait dégénérer en abus et la police des débats est confiée aux Assemblées elles-mêmes. Les règlements des Assemblées prévoient ainsi les faits qui peuvent être sanctionnés : tumulte, insulte, violence et les sanctions encourues selon une échelle qui va du rappel à l’ordre à la censure avec exclusion temporaire accompagnée d’une perte de l’indemnité parlementaire (1). Les procédures à suivre pour prononcer ces sanctions sont également prévues par les règlements (2). Ainsi, il est habituel que seul le Président rappelle à l’ordre en cours de débat et que le Bureau ou l’Assemblée intervienne lorsque la sanction est plus grave ou afin d’entendre le parlementaire visé par la sanction, moyen d’assurer le respect du contradictoire (3).

Ces sanctions relèvent des actes du Parlement, qui, comme les actes de Gouvernement sont insusceptibles de recours juridictionnel (4). En effet, ces actes sont attachés à l’exercice de la souveraineté et du mandat parlementaire, ils font donc partie du statut des parlementaires et sont, à ce titre, injusticiables (5). Pourtant, de plus en plus de parlementaires contestent les sanctions adoptées à leur encontre, estimant qu’elle constitue un abus ou un détournement de pouvoir. Ils estiment que la sanction est adoptée à des fins politiques et non afin d’assurer la sérénité des débats. La question de la partialité des instances appelées à adopter ces sanctions et, en premier lieu, les Présidents des Assemblées se pose aujourd’hui avec une acuité plus importante : du fait de la multiplication des sanctions, de leur contestation devant le juge et de la jurisprudence de la CEDH qui soumet la procédure de sanction aux exigences du droit au recours. Certes, ces exigences sont adaptées aux particularités des Assemblées politiques et les juges n’exigent pas que le recours soit juridictionnel. En revanche, la procédure interne aux Assemblées doit permettre de garantir les droits de la défense des élus sanctionnés : la sanction doit être motivée et le parlementaire doit pouvoir faire entendre ses arguments avant l’adoption de la mesure. En un mot comme en cent, il faut que la procédure donne des gages d’impartialité et ne puisse pas laisser croire que la sanction est une mesure politique.

La CEDH, actuellement saisie de recours contre certaines sanctions, a demandé aux autorités de justifier de l’existence d’une « voie de recours interne pouvant passer pour effective ». A l’heure actuelle les contentieux ne visent que les sanctions prononcées contre des députés. Mais la récente procédure de sanction visant un sénateur (I), tout comme la non moins récente réforme du règlement du Sénat (II) attestent que la nécessité de se conformer à la jurisprudence de la CEDH afin d’éviter l’intrusion des juges dans la procédure de sanction, s’est imposée au sein des deux Assemblées.

I- La volonté du Président du Sénat d’éloigner toute apparence de partialité

Depuis 1958, seules sept mesures disciplinaires ont été prononcées au Sénat. Jusqu’au 20 mars 2025, il s’agissait uniquement de rappels à l’ordre simples. Le 20 mars 2025, date de la dernière mesure disciplinaire, un rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal a été prononcé contre S. RAVIER, pour injure envers un de ses collègues. C’est cette dernière sanction qui a donné l’impression que le Sénat avait intériorisé les exigences de la CEDH, la procédure suivie ayant, contrairement aux dispositions du Règlement du Sénat (RS), permis l’audition du sanctionné par le Bureau. La rareté des faits et la spécificité de la procédure suivie imposent un récapitulatif. Le 18 février, alors que le président du groupe socialiste, P. KANNER explique le vote de son groupe sur le texte visant à interdire le port de signes religieux dans les compétitions sportives, il est insulté par S. RAVIER, non inscrit. Le propos n’est audible que pour les sièges entourant le sénateur et n’est pas mentionné au compte rendu. Mais P. KANNER en est informé et réclame la censure de l’insultant en application de l’article 94 du RS (7). Convoqué le 20 mars, le Bureau a proposé à l’unanimité de sanctionner le comportement du sénateur non-inscrit. Celui-ci ayant reconnu les faits et s’étant excusé ne subira qu’un rappel à l’ordre avec inscription, prononcé lors de la séance du 25 mars et non la censure.

Cet épisode apporte différents enseignements. D’une part, le Bureau a été associé par le Président du Sénat à la procédure, alors que son intervention n’est pas prévue par le Règlement. D’autre part, le Président insiste sur l’unanimité exprimée au sein de cette instance transpartisane. Il s’agit d’un argument visant à éloigner toute critique de partialité : la sanction n’est pas celle prononcée par le Président qui, en application du Règlement du Sénat, dispose du monopole en matière de rappel à l’ordre, contre un autre sénateur. L’association du Bureau traduit la réprobation unanime et manifeste que la sanction est adoptée au nom de l’Assemblée qui refuse que l’insulte devienne une rhétorique du débat parlementaire.

Enfin (8), il convient de noter le pouvoir d’appréciation du Président alors que le RS encadre ses pouvoirs plus strictement que le RAN (9). En effet, l’article 93 al. 4 du RS prévoit que le rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal prononcé contre « tout sénateur qui, dans la même séance, a encouru un premier rappel à l’ordre ». Si le Président est seul compétent pour rappeler à l’ordre, sans que le Règlement prévoie l’intervention du Bureau, c’est que la mesure répond immédiatement à un trouble : « est rappelé à l’ordre tout orateur qui s’en écarte et tout membre qui trouble l’ordre ». De plus, les deux alinéas prévoient une gradation des mesures : l’inscription au procès-verbal est la conséquence d’un trouble persistant attribué au même auteur et donc d’une réitération de faits troublant l’ordre. Il semble ainsi impossible d’infliger un rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal si l’élu n’a pas déjà été rappelé à l’ordre. Le RS précisant d’ailleurs « dans la même séance », ce qui limite la possible partialité du Président qui s’appuierait sur des faits antérieurs pour adopter une sanction plus grave. Certes le rappel à l’ordre peut sembler insignifiant, d’autant qu’au Sénat, même s’il est accompagné d’une inscription au procès-verbal, il ne comporte aucune dimension financière. Mais il s’agit d’une sanction intermédiaire pouvant justifier la censure, laquelle est « prononcée contre tout sénateur : 1° Qui, après un rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal, n’a pas déféré aux injonctions du Président ». Cette mesure est plus grave et, d’une part, elle est adoptée par le Sénat et, d’autre part, elle offre au sénateur dont la sanction est envisagée le droit d’être entendu (10).

Or en l’espèce, aucun rappel au règlement n’a été prononcé contre S. RAVIER. Plus encore, les faits reprochés, injure envers un autre sénateur, auraient dû entrainer la censure. Cette liberté prise avec le Règlement, même si les faits ont été reconnus, ouvrent autant de moyens de critiquer la sanction sur le fondement de la possible partialité du Président.

Même si le Président a agi dans l’intérêt des débats et a individualisé la mesure en prononçant une sanction moins grave que celle prévue par le Règlement à l’encontre d’un parlementaire qui a prononcé mezzo voce une insulte et s’en est excusé sans chercher à médiatiser ni son action ni la sanction, la procédure est réglementairement irrégulière. Il est permis de se demander ce que ferait le juge d’une telle décision s’il acceptait de se reconnaître compétent pour connaître des mesures disciplinaires contre les parlementaires ? Confirmerait-il la faible sanction en s’appuyant sur le pouvoir d’appréciation du Président en prenant comme lui en considération la contrition du sénateur injurieux ? Annulerait-il la décision comme adoptée selon une procédure irrégulière ? Ordonnerait-il une reprise de la procédure et un questionnement du Sénat, les faits relevant de la censure ? Et si la décision du Sénat était à son tour déférée devant le juge, celui-ci s’autoriserait-il à réformer la décision ? Les critiques d’un gouvernement des juges ne manqueraient pas alors d’être soulevées et l’on comprend la réserve des juges qui jusqu’ici ont conforté l’appartenance des sanctions prononcées contre les élus à la catégorie des actes du Parlement insusceptibles de recours. C’est afin d’éviter qu’il puisse un jour s’appuyer sur la violation du droit au recours que le Sénat a consacré un plus grand rôle du Bureau dans la procédure disciplinaire. Cependant, on ne peut que s’interroger devant la faible ampleur de la nouvelle réglementation, alors que l’on attendait une réflexion sur la procédure disciplinaire dans son ensemble et sur le risque d’apparente partialité.

II- La prise en compte a minima des exigences de la CEDH par le nouveau Règlement du Sénat

La proposition de résolution renforçant les moyens de contrôle des sénateurs et les droits des groupes politiques était présentée par son auteure comme un moyen « de renforcer le caractère collégial et contradictoire de la procédure de sanction en matière de censure [et] de tenir compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, qui exige que le parlementaire sanctionné bénéficie de garanties procédurales ». Il est pourtant d’ores et déjà permis d’estimer que ses effets seront très limités et largement insuffisants.

La réforme a en effet simplement modifié l’article 96 du Règlement pour reconnaître au Bureau un rôle en cas de censure. Désormais, cette sanction ne sera plus proposée par le Président, mais par le Bureau. La nouvelle procédure ne consacre donc pas l’association du Bureau pour les sanctions moins graves. Celles-ci conserveront l’apparence d’une mesure adoptée par un membre de la majorité du Sénat contre un élu. Alors que la résolution devait permettre d’adapter le Règlement à la pratique parlementaire, on attendait à tout le moins qu’elle consacre les évolutions de celle-ci. Certes, le texte a été déposé le 12 février, soit avant que ne soit adopté le rappel au règlement avec inscription au procès-verbal après consultation du Bureau. Mais la discussion du 8 avril aurait pu permettre d’étendre le rôle du Bureau au-delà des seuls cas de censure, appelés à demeurer exceptionnels, et à éloigner les critiques de partialité des sanctions. Sans doute (11), les auteurs de la résolution ont-ils estimé que seules les censures portaient grief dans la mesure où les rappels à l’ordre ne sont pas accompagnés d’une suspension du versement de l’indemnité parlementaire. Inutiles donc de chercher à garantir, les concernant, le droit au recours. Toutefois, ces dernières comportent une dimension infamante, l’inscription au procès-verbal étant destiné à porter le comportement du sénateur à la connaissance de tous. On dépasse le cadre symbolique et le juge pourrait un jour accepter d’entendre les arguments d’un sénateur qui s’estimerait visé à tort par une telle mesure disciplinaire.

Il semble que le Sénat n’ait pas suffisamment pris en compte la nécessité d’assurer la réalité de la contestation d’une sanction devant un organe transpartisan réputé plus impartial. Celle-ci est pourtant rendue plus impérative du fait d’une potentielle contrariété de la procédure avec le droit au recours ; d’autant que l’on constate que le juge administratif s’immisce plus facilement dans les actes du Parlement adoptés par le Sénat (12). Le RAN a davantage intégré ce risque et a renforcé le rôle du Bureau qui peut désormais intervenir pour entendre le député dès que la sanction dépasse le simple rappel à l’ordre. Cette association d’un organe transpartisan doit éloigner l’apparence de partialité que peuvent revêtir certaines sanctions, parce qu’elles viseraient uniquement les élus de l’opposition ou apparaitrait disproportionnée par rapport au trouble constaté. L’introduction du contradictoire vise ainsi à assurer le respect du droit au recours tel que défini par la CEDH. La procédure suivie à l’Assemblée semble ainsi plus respectueuse des prescriptions de la CEDH. Il est permis toutefois de se demander si cela est suffisant. Les récentes procédures de sanction ont en effet souligné que la temporalité pouvait ne pas respecter les droits de la défense du député sanctionné. En 2024, S. DELOGU est sanctionné pour avoir brandi un drapeau palestinien pendant une séance de QAG (13). La Présidente suspend la séance et convoque en urgence le Bureau. Il n’est pas certain que celui-ci ait entendu le député (14) et, s’il l’a fait, il est difficile d’admettre que ce dernier ait pu présenter correctement sa défense, les faits venant de se produire (15). De même, la marge d’appréciation que conserve le Président qui peut décider de sanctionner ou non les comportements troublant l’ordre de la séance (16), voire de proposer des sanctions différentes pour des faits qui semblent similaires (17), renforce la problématique de l’absence de recours possible contre ses décisions.

On a un temps espéré que le Conseil constitutionnel, appelé à contrôler la constitutionnalité de la réforme du Règlement du Sénat, pourrait lui rappeler l’importance du contradictoire. Certes, il n’est pas le garant du respect de la CEDH, mais il aurait pu s’appuyer sur le principe constitutionnel de respect des droits de la défense consacré dès 1976 (18). La décision du 7 mai 2025, si elle émet quelques réserves, ne s’est pas prononcée sur la nouvelle rédaction de l’article 96 al. 2 du RS (19). La procédure est ainsi réputée conforme aux principes des droits de la défense incluant le droit de pouvoir faire entendre sa cause par une autorité impartiale. Présomption qui pourrait rapidement céder si la CEDH venait à estimer que les procédures suivies par les Assemblées françaises n’assurent pas suffisamment les droits des sanctionnés et ne permet pas de répondre, notamment, aux exigences d’impartialité.

 

(1) Articles 92 du RS et 71 du RAN.

(2) Articles 93 du RS et 72 du RAN.

(3) L’article 72 prévoit deux régimes : si la sanction est un rappel à l’ordre simple, le Bureau entend le député sanctionné à sa demande. En revanche, l’alinéa 4 prévoit une audition automatique lorsqu’une sanction plus grave est envisagée. Dans ce cas, le député peut choisir de se faire représenter par le député de son choix.

(4) Article 8 al. 3 et 4 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

(5) CE, 28 mars 2011, GREMETZ.

(6) KARACSONY et autres c. Hongrie, 17 mai 2016.

(7) « La censure est prononcée contre tout sénateur : (…) qui a adressé à un ou plusieurs de ses collègues des injures, provocations ou menaces ».

Lettre au Président du Sénat du 19 février 2025.

(8) Il est également possible de questionner la pertinence d’une sanction adoptée plus d’un mois après les faits.

(9) Depuis 2014 le RAN liste les sanctions et les faits, sans opérer de lien entre eux, contrairement au RS qui corrèle faits et mesures disciplinaires.  

(10) Art. 96 al. 2 du RS.

(11) Il ne nous est possible que de livrer des conjectures, les débats n’ayant pas permis d’éclairer l’intention des sénateurs.

(12) Pour un exemple récent : CE, 11 oct. 2023, n° 472669, Synd. de la magistrature

(13) Conformément à l’article 71 du RAN, l’Assemblée adopte, sur proposition du Bureau une censure avec exclusion temporaire de 15 jours.

(14) Le compte rendu de la réunion du 28 mai 2024 ne fait pas mention de la présence du député ni de sa prise de parole. https://www2.assemblee-nationale.fr/16/le-bureau-de-l-assemblee-nationale/comptes-rendus-et-convocation/2024/reunion-du-mardi-28-mai-2024

(15) Les moyens soulevés par le député devant la CEDH sont divers : absence de garantie des droits de la défense puisqu’il n’a pu présenter ses arguments devant l’Assemblée qui a adopté la sanction, absence de motivation de la sanction. « Il dénonce par ailleurs la célérité avec laquelle il a été sanctionné et estime que la procédure disciplinaire n’a pas été mise en œuvre de façon impartiale. Il soutient enfin qu’aucun recours effectif n’était à sa disposition ». https://hudoc.echr.coe.int/eng#{%22itemid%22:[%22001-237445%22]}

(16) D. REIGNIER L’encadrement de l’insulte dans l’arène parlementaire, in Les Usages politiques de l’insulte, Classique Garnier, 2024.

(17) En 2019, S. NADOT ancien député La République En Marche ayant intégré les non-inscrits après son exclusion du groupe a également brandi un drapeau en séance accompagné du commentaire « La France tue au Yémen ». Il n’a été sanctionné que par un rappel à l’ordre.