En 1831, la Belgique s’est dotée d’un régime parlementaire bicaméral, avec deux assemblées indépendantes l’une de l’autre : la Chambre des représentants et, dans un rôle de contrepoids, le Sénat. Longtemps, le bicaméralisme a pu être reconsidéré dans l’espace politique belge, mais jusqu’il y a peu, il n’avait jamais été sérieusement question de l’abandonner. En revanche, la question de la spécificité de l’assemblée sénatoriale a toujours été très discutée. On comprend, dans ces conditions, que l’histoire constitutionnelle ait connu plusieurs réformes du Sénat (1). La suivante pourrait lui être fatale. Il entre en effet dans les intentions du Gouvernement fédéral, nommé le 3 février 2025, d’initier la révision de plusieurs dispositions de la Constitution afin de supprimer le Sénat et, partant, de faire basculer complètement la Belgique dans le monocaméralisme.
La transformation graduelle du Sénat
A partir de 1893, on est passé d’un Sénat représentatif de l’aristocratie et des grands propriétaires à une assemblée plus démocratique, composée de différentes catégories de sénateurs : élus directs, provinciaux, cooptés et de droit. Puis, sont intervenues les deux dernières réformes qui trahissent une certaine incapacité du pouvoir constituant à assumer ses choix.
En 1993, la réforme du Sénat poursuivait deux objectifs. Le premier était d’adapter la composition du Sénat à la structure fédérale de l’État. Cet objectif n’a été que partiellement atteint, notamment parce qu’une portion seulement des sénateurs – 21 sur 74 – représentait une partie seulement des entités fédérées. S’y ajoutaient trois autres catégories de sénateurs, faisant du Sénat un très incohérent patchwork institutionnel. Le second objectif était de rationaliser le travail parlementaire, en différenciant les compétences respectives de la Chambre et du Sénat. S’agissant de l’exercice de la fonction législative, les lois fédérales ne sont plus, toutes, votées par le Sénat. S’agissant du contrôle politique de l’action gouvernementale, seule la Chambre est compétente pour mettre en cause la responsabilité politique du Gouvernement fédéral et de ses membres. A deux égards donc, le bicaméralisme devient inégalitaire.
Le Constituant n’a pas assumé les conséquences de son choix d’adapter le Sénat au caractère désormais fédéral de l’État. Rappelons ici que, dans les États fédéraux, les collectivités fédérées ont vocation, non seulement à régler les matières de leur compétence, mais également à participer à la législation fédérale. La seconde chambre est ainsi formée de représentants de ces collectivités fédérées. Pourquoi les États fédéraux auraient-ils pour le bicaméralisme une prédilection – prédilection n’est pas obligation –, si ce n’est parce qu’ils entendent aménager des formes distinctes de représentation dans les deux assemblées du Parlement fédéral ? L’enjeu du débat réside alors dans les pouvoirs respectifs des deux assemblées : dans certains États fédéraux, un bicaméralisme strictement égalitaire est sans doute peu praticable, mais à l’inverse la chambre représentative des entités fédérées ne peut être réduite à une coquille vide et, partant, doit être en mesure de légiférer dans des domaines substantiels. L’enjeu du débat réside également dans le choix à opérer entre une assemblée au sein de laquelle les composantes sont représentées à parts égales, sans pondération (Sénat des Etats-Unis) ou avec une légère pondération (Conseil des États suisse), ou une assemblée composée avec un degré variable de proportionnalité (Bundesrat allemand ou autrichien). Un autre choix à effectuer concerne le mode de désignation. Trois formules sont généralement pratiquées : l’élection directe par les populations concernées (formule américaine) ou l’élection indirecte par des organes propres aux collectivités fédérées, soit leurs Parlements (formule autrichienne), soit leurs Gouvernements (formule allemande, où les membres du Bundesrat sont liés par un mandat impératif). Ces différentes options ne sont pas anodines en termes de potentiel représentatif de l’assemblée.
Revenons en Belgique. Après 1993, des voix se sont fait entendre en faveur d’une nouvelle réforme du Sénat, afin de transformer celui-ci en une assemblée mieux représentative des collectivités fédérées et de permettre une participation plus effective de celles-ci à la gestion des affaires fédérales. Dans cette perspective, la création d’un Sénat paritaire – représentant à égalité les populations francophone et flamande – a été défendue, spécialement du côté francophone, comme étant la formule qui correspondrait le plus adéquatement au caractère bipolaire de l’État fédéral belge. Le plaidoyer a été vain.
C’est finalement en 2014 qu’est intervenue la dernière réforme du Sénat. Elle touche à la fois à sa composition et à ses attributions.
S’agissant de la composition du Sénat, le nombre de sénateurs est réduit à 60. Subsistent deux catégories de sénateurs.
La première catégorie de sénateurs est la plus importante. Leur nombre s’élève à 50. Ils sont élus par les parlements de région et de communauté. Sans entrer dans les détails de règles singulièrement byzantines, on se limite à souligner que 29 sénateurs sont élus par le Parlement flamand et 20 sénateurs sont élus par les élus francophones des parlements fédérés dont ils sont membres, et ce selon une répartition fondée sur deux équilibres : entre les élus communautaires et régionaux et, parmi ces derniers, entre les élus wallons et bruxellois. Le dernier sénateur élu l’est par le Parlement de la Communauté germanophone.
La seconde catégorie de sénateurs est une survivance de l’ancien Sénat. Aux 50 premiers sénateurs, s’ajoutent 10 sénateurs cooptés, dont 6 sont désignés par les 29 sénateurs flamands et 4 par les 20 sénateurs francophones, ce qui permet aux partis politiques de repêcher des candidats non élus, toutes élections confondues.
S’agissant des attributions du Sénat, ce dernier continue à jouer le même rôle que la Chambre dans la révision de la Constitution et dans l’adoption des lois dites « spéciales », dont le trait essentiel est de requérir une majorité des suffrages dans chaque groupe linguistique de chacune des Chambres. L’adoption de la plupart des autres lois, dites « ordinaires », est réservée à la Chambre ; seules certaines d’entre elles, peu nombreuses – par exemple, les lois concernant le financement des partis politiques –, continuent à relever aussi du Sénat, qui est tantôt placé sur un pied d’égalité avec la Chambre tantôt ne l’est pas. Par ailleurs, le Sénat concourt toujours, sous la forme de présentations, à certaines nominations, tels les juges constitutionnels. Il conserve aussi ses prérogatives pour intervenir les rares fois où la Constitution exige que Chambre et Sénat siègent en « chambres réunies », telle la prestation de serment du nouveau souverain.
La désillusion est totale. Le rôle du Sénat a été à ce point réduit qu’il est devenu l’institution parlementaire la plus faible du Royaume. La Belgique a désormais « un système parlementaire à une chambre et demie », a-t-on même dit lors des discussions parlementaires (2). Ceci étant en partie liée à cela, l’objectif de faire du Sénat une seconde chambre représentative de chacune des collectivités fédérées et de leurs singularités a été manqué, par défaut d’ambition et de lucidité. Professeure à l’Université d’Anvers (Universiteit Antwerpen), Patricia Popelier a montré que, dans un État fédéral, la capacité de la seconde chambre à défendre les intérêts des entités fédérées est tributaire d’une variété de paramètres qui tiennent à la juste composition et à la suffisante amplitude des pouvoirs de cette chambre, mais aussi aux propriétés du système politique (3).
En réalité, le traitement humiliant infligé au Sénat en 2014 était annonciateur d’une disparition sans doute inéluctable de l’institution. La « chronique d’une mort annoncée », en quelque sorte.
Pourquoi supprimer le Sénat en 2025 ?
Nous voici en 2025. Le projet – cette fois pleinement assumé – de suppression du Sénat est, selon nous, le produit de la conjonction de trois préoccupations.
Tout d’abord, les partis de l’actuelle majorité fédérale se sont engagés dans une politique d’austérité budgétaire tellement effrénée qu’ils n’ont aucun scrupule à gommer purement et simplement une assemblée qui a joué – et qui si elle était réformée intelligemment pourrait encore jouer – un rôle démocratique fondamental. L’argument est malvenu, tant il fait fi du coût inévitable qu’engendre la démocratie. L’argument est surtout spécieux. Bien que nous ne disposions d’aucune projection financière officielle, on peut penser que les économies réalisées dans le budget fédéral seront dérisoires, dans la mesure où le traitement de 50 des 60 sénateurs est pris en charge par les parlements fédérés, où en toute vraisemblance le personnel statutaire du Sénat sera réaffecté à la Chambre et où les locaux du Sénat font partie du Palais de la Nation qui abrite également les locaux de la Chambre.
Ensuite, certains partis, au Nord du pays, n’ont eu de cesse de dénigrer une institution sénatoriale dont ils revendiquent ouvertement la suppression, tant cette dernière est peu compatible avec le ressort nationaliste d’une partie de l’électorat flamand. Cela participe de la stratégie d’une fraction de la classe politique flamande de raboter au maximum les institutions fédérales. L’effacement du Sénat revêt ici une appréciable vertu symbolique. Aujourd’hui le Sénat, demain la monarchie, et après-demain ?
Enfin, d’autres partis font le constat avéré d’une institution devenue vide alors que, on l’a vu, ces mêmes partis ont, en 2014, créé eux-mêmes les conditions de cette vacuité, à dessein ou avec candeur.
Le projet de suppression du Sénat constitue, de notre point de vue, un triple contresens.
Premier contresens. La Belgique deviendra le premier État fédéral européen à se priver d’une assemblée représentative des entités fédérées, au risque de cloisonner encore davantage les niveaux de pouvoir, à la fois entre les autorités fédérales et les autorités fédérées et entre ces dernières, et ce dans un État fédéral déjà fortement dual. Le risque est aussi, au passage, d’isoler la Communauté germanophone, qui dispose au Sénat d’une représentation, certes minimale mais garantie, alors que ce n’est pas le cas à la Chambre. La suppression du Sénat est au demeurant une occasion manquée de faire de celui-ci un lieu parlementaire et démocratique de concertation. A ce jour, la concertation entre les autorités fédérales et fédérées, indispensable dans tout État fédéral, est réalisée par le Comité de concertation, qui est composé de ministres issus des différents gouvernements et qui, comme tel, n’assume aucune responsabilité politique.
Le renoncement de la classe politique belge à relever le défi de concevoir un Sénat réellement représentatif des entités fédérées – par sa composition et ses attributions – est malencontreux. Certes, ce défi se heurte à des écueils liés aux traits constitutifs du fédéralisme belge. L’État fédéral belge est bipolaire : les intérêts des trois régions et des trois communautés se cristallisent autour d’un clivage profond entre deux pôles, flamand et francophone. L’État fédéral belge est aussi stratifié : loin d’être juxtaposées aux régions, les communautés se superposent à celles-ci, chaque endroit du territoire étatique représentant ainsi le point de chevauchement d’une région et d’au moins une communauté. Pourtant, désireuse de surmonter ces écueils, la doctrine fait preuve d’imagination pour suggérer des pistes fécondes (4).
Deuxième contresens. Il est lié aux fonctions traditionnellement reconnues au bicaméralisme en théorie politique. Ces fonctions sont bien connues. On se limite ici à souligner que, dans un régime fondé sur l’existence de check and balances, où les institutions se tempèrent et se contrôlent mutuellement, le Sénat a vocation à endosser un rôle significatif. Il ne peut évidemment en être ainsi qu’à la condition que les règles de composition du Sénat ouvrent la possibilité d’équilibres politiques dissymétriques entre les deux assemblées. Dans l’état actuel, les élections de la Chambre et des parlements fédérés ont lieu tous les cinq ans le même jour. Mais lorsqu’elles seront désynchronisées, les majorités pourraient être discordantes de part et d’autre. Sans doute le Sénat assumerait-il alors pleinement son rôle de contrepoids, ce qui n’est pas exclusif d’un pouvoir du dernier mot à la Chambre dans certaines matières.
Que faut-il entendre par « contrepoids » ?
C’est l’idée que le Sénat fait partie de ces contre-pouvoirs nous rappelant que la légitimité d’un gouvernement ne tient pas uniquement au soutien procuré par une majorité parlementaire, mais aussi à sa capacité de mettre en œuvre un projet politique en veillant à en jauger tous les impacts sociétaux et juridiques. Hannah Arendt ne souligne-t-elle pas l’importance « de limiter, autant qu’il est possible et autant qu’il est nécessaire, l’espace étatique du gouvernement pour permettre une liberté extérieure à la sienne » (5) ? Montesquieu fait ainsi du bicaméralisme un élément constitutif de la séparation des pouvoirs. « Voici donc, écrit-il, la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons. Le corps législatif y étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle d’empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative »(6).
C’est également l’idée – reprise elle aussi dans la citation de Montesquieu – qu’une division du travail législatif entre deux assemblées permet à celles-ci de se modérer. On ajoutera : quels que soient les clivages politiques. Cela les met en mesure d’éviter une production législative précipitée et, ainsi, de favoriser l’adoption de lois respectueuses de la Constitution et du droit européen et international. Le lien avec le respect de l’État de droit est tangible. A cet égard, il est confondant que, dans l’Accord de gouvernement 2025-2029, les onze lignes (!) relatives à la suppression du Sénat figurent sous le titre « Renforcement de la démocratie et de l’État de droit », alors que la mesure s’inscrit dans une dynamique qui est à rebours de l’État de droit. De manière plus générale, le principe d’une double discussion a une importante plus-value délibérative : « Dans la mesure où les parlementaires ont plus de temps pour débattre, l’échange d’arguments peut ainsi être plus complet, les auditions et consultations plus nombreuses et le dossier mieux étudié, de sorte que le vote final soit mieux éclairé »(7). L’histoire parlementaire de la Belgique confirme d’ailleurs le potentiel législatif de la seconde chambre, qui a joué un rôle vital dans le traitement législatif de sujets délicats, notamment dans le domaine éthique.
Troisième contresens. S’émancipant du carcan d’un système fortement représentatif, de fortes aspirations se manifestent vers un dialogue démocratique plus permanent et plus vivant entre les pouvoirs publics et les citoyens, qui refusent d’être de simples intermittents de la démocratie et revendiquent de nouvelles formes d’investissements politiques. Les choses bougent favorablement. Plusieurs assemblées parlementaires ont pris l’initiative d’aménager une place dans les délibérations parlementaires à des citoyens non élus, notamment dans le cadre de commissions délibératives. Dans un tel contexte, plutôt que de supprimer le Sénat, ne serait-il pas plus ambitieux de le réinventer, en le configurant en une chambre totalement ou partiellement citoyenne. Une tribune rédigée notamment par David Van Reybrouck et publiée dans La Libre Belgique le 20 juin dernier (« Transformons le Sénat en une chambre citoyenne ») rebondit sur cette perspective. La conclusion est éloquente : « Plutôt que de choisir la stratégie d’un renoncement qui ne rapportera de toute manière pas grand-chose, notre pays pourrait se projeter dans l’avenir en transformant le Sénat en l’instrument d’une démocratie qui en se plaçant à l’écoute directe de la société, se modernise et se renforce pour affronter les multiples défis du XXIe siècle ». Il resterait bien sûr à imaginer la formule. C’est une gageure. Mais le jeu en vaut assurément la chandelle.
Une mort inexorable ? Et demain ?
La Belgique est bien un pays surréaliste. En 2023, celle-là même qui était présidente du Sénat a appelé de ses vœux la suppression de ce dernier. C’est dire que l’institution est ébranlée. Les jours du Sénat sont-ils comptés ? La majorité au pouvoir jouit de la confiance de 81 membres de la Chambre. Il lui manque 19 voix pour atteindre les deux tiers requis par la procédure de révision de la Constitution. Quant aux sénateurs, rechigneront-ils à avaliser cette entreprise de démantèlement ? Le fait que, depuis 2014, le Sénat ne soit plus composé d’élus directs, mais d’élus indirects ou cooptés, nous encline à douter d’une éventuelle rebuffade de leur part.
Lorsque la suppression du Sénat sera actée – si ce jour doit advenir –, il restera à redéfinir les contours des attributions de la Chambre. Puisse ce chantier être l’occasion d’un débat sérieux et approfondi sur le rôle réel des parlementaires dans l’adoption des lois et, plus globalement, dans l’élaboration des politiques publiques. C’est une autre histoire, mais on peut toujours rêver…
(1) M. Verdussen, « El Senado belga », in J.J. Solozabal Echavarria (ed.), Repensar el Senado – Estudios sobre su reforma, Madrid, Temas del Senado, 2008, pp. 191-213 ; Id., « La dernière réforme du Sénat de Belgique », Revista catalana de dret public, 2015, n° 51, pp. 74-84.
(2) Rapport fait au nom de la Commission des affaires institutionnelles, Doc. parl., Sénat, 2013-2014, n° 5-1720/3, p. 42 (intervention de M. Pieters).
(3) P. Popelier, « Bicameralism in Belgium : the dismantlement of the Senate for the sake of multinational confederalism », Perspectives on Federalism, 2018, vol. 10, pp. 226-227.
(4) Voy. not. les suggestions formulées par les experts consultés par la Commission parlementaire mixte chargée de l’évaluation des réformes de l’Etat depuis 1970 (COMEVAL) : Rapport – Bicaméralisme, 23 mai 2022, Doc. parl., Sénat et Chambre des représentants, 2021-2022, n° 7-280/5 (Sén.) et n° 55-2602/5 (Ch. repr.).
(5) H. Arendt, La politique a-t-elle encore un sens ?, trad., Paris, L’Herne, 2007, p. 62.
(6) Montesquieu, De l’Esprit des lois (1748), Paris, Gallimard, Quarto, 2024, Livre XI, Ch. VI, p. 286.`
(7) J. Clarenne, Délibérer au Parlement – Le droit parlementaire, instrument du renouveau de la démocratie représentative ?, Bruxelles, Larcier, 2024, p. 122.