Après la dissolution, la motion de censure ! Le droit constitutionnel a (enfin !) le vent en poupe, les constitutionnalistes sont mis sur le devant de la scène, les citoyens s’intéressent au fonctionnement – ou plutôt au dysfonctionnement – de leurs institutions jusque-là d’une efficacité redoutable sous le joug du fait majoritaire et de la rationalisation du parlementarisme. Seulement, ce regain d’intérêt médiatique n’est pas lié à un élan de « patriotisme constitutionnel » (1), mais la résultante d’une Législature atypique, surprenante, indomptable, caractérisée par trois blocs clivants à peu près équivalents à l’Assemblée nationale, après la dissolution surprise opérée par le chef de l’État en raison du revers infligé à sa majorité lors des élections européennes. Face à cette situation inédite sous la Ve République, les politiques cherchent à faire dire aux constitutionnalistes ce que la Constitution ne dit pas vraiment, pour autant qu’elle ne l’interdise pas. D’aucuns légitiment même le recours à « l’arme nucléaire » de l’article 16 pour faire face au rejet du budget dans une situation déjà explosive. Après la crise de la représentation dans un rapport vertical entre les espaces public et politique, voici venue la crise parlementaire au sein même de l’espace politique. Charles de Courson dont on connait la mesure, parle lui-même de « crise institutionnelle ». Alors, sommes-nous réellement passés à un tel point de bascule ? Un faisceau d’indices permet de déterminer si une crise peut être qualifiée de crise institutionnelle : des indicateurs à court terme et au long cours.
Premièrement, pour caractériser cet état de fait, il faut observer si le système constitutionnel est toujours capable d’assurer le bon fonctionnement des institutions face à la crise politique (ponctuelle ?) que nous traversons. Fondamentalement, dans son essence même, la Ve République a été fondée pour enrayer l’instabilité gouvernementale chronique. Si elle a pu connaître de majorités relatives, le droit constitutionnel fournissait, jusqu’alors, une panoplie d’outils suffisants pour gouverner. La majorité pouvait ainsi opter pour certains passages en force avec les mécanismes de rationalisation que nous connaissons dont le décrié ou vénéré 49, al. 3. Force est de constater que la durée de vie moyenne des gouvernements semble à présent précaire, de même que l’adoption des textes législatifs de grande importance paraît laborieuse. Quatre gouvernements se sont succédés en 2024 dont le dernier en date celui de Michel Barnier, d’à peine trois mois, tombé sous le coup d’une motion de censure – qui n’avait pas abouti depuis 1962 – entraînant le rejet du budget avec lui, fait inédit. Dès lors, les institutions sont-elles suffisamment robustes ? Encore faut-il s’entendre sur la nature du régime de la Ve République et la place occupée justement par ses institutions ! Jusque-là, ce régime était adaptable en fonction de la configuration politique : régime parlementaire à tendance semi-présidentielle en période de concordance des majorités, régime parlementaire en période de cohabitation. Paradoxalement, c’est cet entre-deux qui contribue aujourd’hui à l’exacerbation de cette crise, aboutissant à un blocage institutionnel.
À se référer à l’esprit de la Constitution de la Ve République et notamment à la lecture gaulliste des institutions, la contrepartie du pouvoir laissé au Président tient à la légitimité qu’il tire des citoyens. Le Président Macron, s’il s’inscrit dans un héritage gaulliste en ayant recours au peuple-arbitre en dissolvant l’Assemblée, nie finalement la volonté exprimée par les électeurs lorsque celui-ci désavoue à nouveau sa majorité à l’occasion des élections législatives. Le Président, ne disposant ni d’une majorité absolue, ni d’une majorité relative, souffre d’un manque de légitimité. Il opère pourtant une lecture extensive de son rôle d’arbitre – l’arbitre étant le rôle initialement dévolu au chef de l’État, qu’il occupe désormais en période d’absence de concordance des majorités, revenant ainsi à lettre du texte constitutionnel – par la combinaison des articles de la Constitution pour s’arroger un rôle de sélectionneur voire de capitaine en définissant lui-même, non seulement le nom du Premier ministre, Michel Barnier, mais également le parti duquel il est issu ayant recueilli à peine plus de 5% des suffrages. Les citoyens qui ont exprimé un choix de rupture n’ont pas l’impression d’être entendus. Le Président Macron a pesé de tout son poids dans le choix du Premier ministre, anticipant lui-même le jeu des coalitions, sans même laisser une chance à celle arrivée en tête de constituer un gouvernement, comme cela eût été de mise dans un régime parlementaire classique. Le problème se pose en ce que le Président n’est responsable politiquement de rien, d’autant plus dans son second mandat, celui-ci n’étant pas renouvelable. La personnalisation du pouvoir est maintenue nuisant à la philosophie même du régime parlementaire à s’en tenir aux fondamentaux de la Ve République en cas de majorités dissonantes. D’autant que, paradoxalement avec la motion de censure, le centre du pouvoir se (re)déplace vers l’Élysée alors même que les ministres renversés se réclamaient, pour une bonne partie d’entre eux, en soutien du Président et de sa ligne programmatique. Tel le capitaine, Emmanuel Macron se maintiendra à son navire pendant encore « trente mois », comme il l’aura prononcé 7 fois dans son adresse aux Français du 5 décembre dernier. Si le chef coule, le bateau devra couler avec lui : la France n’a plus de cap. Si le Général de Gaulle se réclamait du peuple à la source du pouvoir, pas sûr que la séquence post-législatives corresponde à sa vision du pouvoir et l’esprit de la Ve République. Cela pose clairement la question de la limite du pouvoir. De deux choses l’une dans la situation actuelle : soit le Président joue son rôle d’arbitre conformément à la Constitution sans chercher à conserver l’héritage du droit qu’il a laissé derrière lui ; soit le Président n’en est pas capable et il démissionne. La seule échappatoire consiste à insuffler une culture plus consensuelle dans les rapports entre les pouvoirs : entre les deux têtes de l’exécutif aux fonctions différentes et complémentaires conformément au texte constitutionnel ; entre les pouvoirs exécutif et législatif ; au niveau intra-législatif pour co-construire. La séquence post-législative a en effet démultiplié la méfiance des citoyens en défiance : les Français ne parviennent plus à s’identifier à leurs institutions.
Deuxièmement, les crises ponctuelles s’enracinent dans des crises plus profondes dont elles sont le marqueur. Sur le temps long, la crise de confiance est déjà profondément ancrée, muée en une crise de la représentation couplée à la crise parlementaire, jusqu’à atteindre la crise institutionnelle. Les citoyens ont été méfiants puis défiants envers les politiques, le politique et dorénavant, envers leurs institutions en général. Dans un régime démocratique, le pouvoir nécessite la légitimité et donc l’adhésion. La question de la confiance y est intrinsèquement liée. Cela rejoint une dimension symbolique par le sentiment de l’obligatoire qu’il faut susciter auprès des destinataires des lois. Or, la confiance n’est plus un donné présupposé mais un construit : elle s’insuffle et s’alimente.
La Constitution doit évoluer pour replacer le citoyen dans le jeu politique et raviver son sentiment d’appartenance aux institutions. À l’ère des nouvelles technologies, le citoyen traduit un rapport plus individuel au politique. Le manque de confiance des gouvernants refusant d’associer les gouvernés à l’élaboration ou au contrôle de la loi entraîne une défiance importante des citoyens à l’égard du fonctionnement du système démocratique et il y a fort à parier qu’avec la cacophonie de la séquence des élections législatives de 2024, le chiffre n’explose, dépassant le taux record des 70% en 2018, à l’issue de la crise des gilets jaunes. Le recours au citoyen de façon plus régulière, à travers des mécanismes plus inclusifs permettrait de le recentrer dans le jeu politique et amener à une conception du pouvoir plus diffuse. Au-delà, un effort d’éducation citoyenne pourrait engendrer de la confiance par une meilleure compréhension.
Pour synthétiser, certaines ambiguïtés ou imprécisions dans le texte constitutionnel couplées à certains comportements politiques du président de la République, de certains membres du gouvernement voire de députés, ont entraîné ce climat de défiance généralisé envers les politiques et entre les politiques. Cela n’a fait qu’attiser ce qui a conduit à cette configuration politique particulière au sein de l’Assemblée Nationale : cette tripolarisation due à une radicalisation des programmes politiques à droite et à gauche, dérivant elle-même du manque de confiance des citoyens envers leurs représentants perçus comme à la fois impuissants et sourds à leurs revendications.
Nous sommes donc entrés dans une démocratie de crise – après une dissolution surprise – en crise – après le rejet du budget par une motion de censure – caractérisée par des crises tous azimuts : crise de confiance généralisée, crise politique, crise parlementaire sur fond de crise démocratique. La crise institutionnelle est donc avérée. Pour que la Constitution de la Ve République puisse survivre, une nouvelle façon de gouverner, plus consensuelle, devra nécessairement s’imposer appelant un effort de la part des acteurs politiques mais également une modernisation et une adaptation des conditions de formes de la discussion démocratique. Si la convocation d’un gouvernement d’intérêt général semble être une première pierre, l’édifice institutionnel ne pourra pas tenir sur le long terme sans l’aval des citoyens.
(1) Qu’il nous soit permis d’emprunter l’expression à Jürgen Habermas.
(2) Ce taux a pu atteindre 68% début 2024, v. Baromètre de la confiance politique, enquête du CEVIPOF, Vague 15, Février 2024.